La transparence judiciaire et la protection de la vie privée
Droit relatif à la protection de la vie privée au Canada
Cette page Web a été archivée dans le Web
L’information dont il est indiqué qu’elle est archivée est fournie à des fins de référence, de recherche ou de tenue de documents. Elle n’est pas assujettie aux normes Web du gouvernement du Canada et elle n’a pas été modifiée ou mise à jour depuis son archivage. Pour obtenir cette information dans un autre format, veuillez communiquer avec nous.
Commentaires dans le cadre d’un Séminaire organisé par la Cour suprême de la Colombie-Britannique
Le 9 novembre 2011
Vancouver, Colombie-Britannique
Allocution prononcée par Jennifer Stoddart
Commissaire à la protection de la vie privée du Canada
(La version prononcée fait foi)
Introduction
Bonjour et merci de m’avoir invitée. Je suis très heureuse d’avoir l’occasion de vous faire part de mes réflexions, et je félicite la Cour d’avoir créé une tribune pour cette importante discussion.
J’aimerais tout d’abord préciser que je n’ai aucun pouvoir sur les tribunaux, qui ne sont pas assujettis aux dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Au cours des dernières années, cependant, j’ai beaucoup réfléchi au principe de la transparence judiciaire en ce qui a trait à un aspect qui est visé par cette loi, à savoir l’affichage en ligne des décisions des tribunaux administratifs et quasi judiciaires fédéraux
On m’a demandé de vous présenter ce matin le fruit de mes réflexions sur la protection de la vie privée et la transparence judiciaire dans un contexte plus large. Veuillez ne pas perdre de vue le fait que ces commentaires sont ceux d’une personne qui défend le droit à la vie privée.
Le principe de la transparence judiciaire
Le principe de la transparence judiciaire s’appuie essentiellement sur la proposition selon laquelle le public doit pouvoir faire l’examen critique des tribunaux. Cette proposition est depuis longtemps reconnue comme l’un des piliers de la common law.
Nombre de décisions judiciaires et de théoriciens reprennent les propos du juge Dickson — qui lui‑même citait Jeremy Bentham — dans l’arrêt Nouvelle‑Écosse c. MacIntyre de la Cour suprême du Canada, en 1982 :
L’obscurité du secret donne libre cours aux sinistres desseins...
et :
Là où il n’y a pas de publicité, il n’y a pas de justice.
Le principe de la transparence judiciaire vise à prévenir l’arbitraire, la corruption et l’injustice. Ses origines remontent au début du XVIIe siècle, en Angleterre, lorsque le Parlement a remis en question la légitimité du pouvoir de réglementation de la Couronne. Ce principe a pour objectifs la responsabilité, la légitimité du processus et la confiance du public à l’égard du système de justice. C’est de toute évidence un principe important.
Cependant, le principe de la transparence judiciaire concerne d’abord et avant tout les tribunaux, pas les gens qui demandent justice devant eux ni ceux qui gagnent leur vie en rendant compte des activités judiciaires.
La protection de la vie privée n’est pas toujours incompatible avec le principe de la transparence judiciaire. Il faut cependant en tenir compte lorsqu’il est question de communiquer des renseignements personnels — que ce soit ou non par souci de transparence judiciaire.
Importance de la protection de la vie privée
En effet, les tribunaux canadiens ont souligné l’importance de respecter à la fois le principe de la transparence judiciaire et la vie privée. La Cour suprême du Canada a couvent été appelée à établir un équilibre entre ces importants principes. Dans bien des cas, la Cour a tranché en faveur de la protection de la vie privée.
Bien sûr, l’interdit de publication est l’une des principales façons de limiter la transparence lorsqu’une telle chose est indiquée. On peut obtenir une ordonnance de non-publication en vertu d’une règle de common law ou d’une loi, dans le contexte civil et criminel. De telles ordonnances ont été rendues, par exemple, en vertu du Code criminel et de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, de même que dans des affaires relevant du droit de la famille, des affaires portant sur la protection de l’enfance ou conformément aux lois en matière de santé et d’assistance sociale.
Dans le contexte criminel comme dans le contexte civil, le pouvoir de rendre une ordonnance de non-publication est discrétionnaire, et l’exercice de ce pouvoir doit respecter le critère énoncé dans les arrêts Dagenais et Mentuck de la Cour suprême du Canada. En revanche, la contestation d’une ordonnance obligatoire de non‑publication sera évaluée en fonction du critère traditionnel énoncé dans l’arrêt Oakes. Ces deux critères exigent de concilier diverses considérations, y compris celles qui concernent la protection de la vie privée.
Internet et l’obscurité pratique
Les progrès rapides des technologies de l’information ont eu un effet spectaculaire sur notre conception de l’accès et de la transparence.
Avant Internet, le concept d’obscurité pratique favorisait la protection des renseignements personnels et l’application du principe du besoin de savoir. En général, seules les personnes ayant un intérêt particulier pour un dossier quelconque se donnaient la peine de demander des renseignements à ce sujet.
Il n’y a pas si longtemps, l’accès au contenu des poursuites judiciaires exigeait bien des démarches — assister en personne aux audiences, fouiller dans des textes spécialisés, faire la queue et payer pour obtenir des copies des documents des tribunaux. Il y en a parmi nous qui sont assez âgés pour se rappeler l’époque pas si lointaine où il fallait descendre au sous‑sol dans des salles de documentation qui sentaient le moisi.
Aujourd’hui, trouver des documents se fait presque tout seul, grâce aux bases de données juridiques et à des outils de base comme le moteur de recherche de Google.
Les progrès techniques ont permis des avancées positives en simplifiant l’accès aux dossiers.
Cependant, un accès généralisé qui ne protège pas suffisamment la vie privée peut être extrêmement dommageable. Dans certains cas, on peut accéder en ligne à d’innombrables informations sur des partis à une procédure, voire d’autres personnes, ce qui va bien au-delà des objectifs du principe de la transparence judiciaire. Aujourd’hui, les moteurs de recherche recensent toutes les occurrences d’un nom, à moins que certaines mesures de protection soient en place.
Les gens qui cherchent ce type d’information en ligne peuvent être simplement curieux et indiscrets ou il peut s’agir de personnes malveillantes qui veulent utiliser ces renseignements pour commettre une fraude, harceler quelqu’un ou intimider un témoin, par exemple.
La juge en chef de la Cour suprême du Canada, Beverley McLachlin, dans un discours sur le thème des tribunaux, de la transparence et de la confiance du public, prononcé en 2003, a déclaré qu’au XXIe siècle, à l’ère de la technologie, le principe de la transparence judiciaire peut entraîner une perte énorme au chapitre de la protection de la vie privée. Elle a invité les tribunaux à trouver un moyen de préserver le mieux possible l’ensemble des valeurs en jeu.
Incidence sur les parties
La transparence, dans un monde en ligne, peut avoir d’importantes répercussions sur les personnes.
Le mois dernier, j’ai été appelée à comparaître devant un comité sénatorial qui procédait à l’examen réglementaire de dispositions concernant la communication de dossiers dans les cas d’infractions d’ordre sexuel. Je me suis prononcée en faveur du processus judiciaire officiel mis en place pour encadrer la communication de dossiers dans ce type de cas. Le processus comprend un mécanisme permettant d’examiner minutieusement les répercussions sur la vie privée de la communication de dossiers comprenant des renseignements personnels sur les plaignants et les témoins.
Le Commissariat a mené plusieurs enquêtes sur l’utilisation de renseignements personnels par des tribunaux administratifs fédéraux; de nombreux plaignants nous ont dit avoir été bouleversés de découvrir — souvent sans préavis — que des renseignements personnels les concernant avaient été affichés sur Internet à la vue de leurs voisins, collègues ou employeurs potentiels.
Il ne fait aucun doute que bien des gens qui sont allés devant les tribunaux ont fait la même expérience.
Je m’inquiète également de la possibilité de répercussions plus larges. Les gens hésiteront-ils à s’adresser aux tribunaux pour demander justice en raison d’une communication éventuelle de leurs renseignements personnels, craignant l’humiliation et la gêne, ou par peur pour leur sécurité?
Bien sûr, les parties à un procès et les témoins pouvaient être victimes d’intimidation ou d’humiliation avant l’arrivée d’Internet.
Mais, comme Mme Karen Eltis l’a souligné dans un récent article paru dans la Revue de droit de McGill, ces difficultés déjà existantes s’aggravent de façon exponentielle lorsque des dossiers juridiques sont affichés intégralement en ligne. Bien que l’objectif de l’affichage en ligne soit d’augmenter l’accès à la justice, il a l’effet pervers de dissuader les gens de participer au système de justice, ce qui freine en réalité l’objectif de l’accès. Selon Mme Eltis, si on repensait la protection de la vie privée dans le contexte du cyberespace, on pourrait en faire un allié de la transparence judiciaire.
Si les gens hésitent à s’adresser aux tribunaux pour faire valoir leurs droits ou demander justice, nous devons, en tant que société, nous poser de sérieuses questions sur l’accès à la justice.
La permanence d’Internet
Un autre facteur important dont il faut tenir compte au moment d’afficher des renseignements personnels en ligne, c’est la permanence. Une fois les renseignements affichés, il est parfois impossible de les effacer.
Les tribunaux eux‑mêmes peuvent perdre le contrôle des documents qui ont été affichés sur Internet. Les dossiers peuvent être réaffichés et modifiés sans arrêt, et il n’y a pas vraiment de façon de rappeler des informations qui contiendraient des erreurs. Je vais vous donner un exemple.
L’arrêt A.B. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) de la Cour d’appel fédérale, en 2010, concernait un homme séropositif qui avait obtenu le statut de réfugié après une demande de contrôle judiciaire. Il ne savait pas que les décisions de la Cour fédérale étaient affichées en ligne, et il n’avait pas demandé que la décision soit dépersonnalisée. Ce n’est qu’une fois la décision affichée qu’il a obtenu une telle ordonnance pour la décision et tous les autres documents au dossier.
Toutefois, avant que l’ordonnance soit exécutée, un autre juge de la Cour fédérale avait utilisé et cité la décision le concernant. Il a ainsi révélé la séropositivité de cet homme, dont le nom de famille figurait dans l’intitulé de l’affaire.
L’homme n’a pas été capable de faire anonymiser les passages pertinents de cette autre décision. Ce renseignement personnel de nature très délicate le concernant est donc toujours publiquement accessible.
Cette affaire soulève une grande question : pourquoi les gens qui se présentent devant les tribunaux ont‑ils le fardeau de s’informer à ce sujet, dans un cadre qui ne leur est pas familier, et pourquoi cette responsabilité n’incombe‑t‑elle pas aux gens qui assurent la bonne marche du système de justice, par exemple les personnes responsables de l’administration des tribunaux?
La permanence des renseignements affichés en ligne est également préoccupante dans le contexte de l’essor du journalisme en ligne, des blogues, des « gazouillis » et des autres formes de réseautage social.
En 2009, dans l’arrêt Grant c. Torstar Corp, concernant une action en diffamation, la juge en chef McLachlin a souligné que la portée des articles de blogues et d’autres médias en ligne « est susceptible d’être à la fois plus éphémère et plus répandue que celle de la presse écrite ». Autrement dit, même s’ils semblent temporaires, leur diffusion est très large.
Comme vous êtes nombreux à le savoir, la Cour suprême du Canada a accordé récemment le droit d’appel dans une affaire pertinente, AB c. Bragg Communications. Cette affaire concerne une jeune fille de 15 ans qui a découvert que quelqu’un avait créé un profil Facebook en usurpant son identité. Il s’agissait d’un cas de cyberintimidation sexuelle.
L’adolescente a demandé que l’on ordonne à Bragg Communications de divulguer l’identité des personnes qui utilisaient une adresse IP particulière. La Cour suprême de la Nouvelle‑Écosse a accueilli sa demande.
L’adolescente a aussi demandé une ordonnance lui permettant d’utiliser un pseudonyme ainsi qu’un interdit partiel de publication des mots exacts utilisés dans le faux profil Facebook. Comme il fallait s’y attendre, un journal et un réseau de télévision se sont opposés à la demande. Cette mesure réparatoire additionnelle n’a pas été accueillie.
La Cour d’appel de la Nouvelle‑Écosse a maintenu la décision. Le Commissariat peut demander à la Cour suprême du Canada l’autorisation d’intervenir à la lumière de mes préoccupations à l’égard de la gravité du phénomène du harcèlement et de l’intimidation en ligne et de leurs conséquences sur les jeunes.
Réponse
Les préoccupations concernant la protection de la vie privée dans le cyberespace soulèvent également des questions intéressantes, au quotidien, pour les juges et les autres décideurs. Puisqu’on se préoccupe de plus en plus de l’incidence d’Internet sur la vie privée, on doit aussi prêter davantage attention au type et à l’étendue des renseignements personnels inclus dans les décisions.
Le Conseil canadien de la magistrature a reconnu qu’Internet a une incidence sur l’accès aux décisions des tribunaux et, par conséquent, sur la façon dont les décisions judiciaires devraient être rédigées. Son document d’orientation, Protocole concernant l’usage de renseignements personnels dans les jugements, fournit des recommandations spécifiques sur la protection du caractère privé des renseignements personnels, par exemple l’omission de données personnelles permettant d’identifier une personne.
Le Commissariat à la protection de la vie privée a lui aussi élaboré un document d’orientation à la suite des enquêtes qu’il a menées sur la communication de renseignements personnels sur Internet par plusieurs tribunaux administratifs et quasi judiciaires fédéraux. Les lignes directrices expliquent comment les tribunaux administratifs peuvent fonctionner de manière transparente sans communiquer des renseignements personnels dans leurs énoncés des motifs. Ils peuvent entre autres supprimer le nom des parties ou certains détails personnels. Ils devraient également envisager la possibilité d’utiliser un protocole d’exclusion des robots informatiques.
Conclusion
Pour terminer, j’aimerais souligner à quel point je me réjouis de voir que tant de gens — ici et partout au Canada — réfléchissent aux moyens de s’assurer que le Canada peut offrir à la fois un système de justice transparent et de solides mécanismes de protection de la vie privée.
Internet a changé la dynamique entre l’accès à l’information et la protection de la vie privée. Il est temps de redéfinir le concept traditionnel de la transparence judiciaire et de l’adapter aux réalités de l’ère numérique et technologique.
Permettez‑moi d’ajouter une dernière chose. Le Commissariat vient de publier un important document intitulé La LPRPDE et votre pratique. C’est un guide sur la protection de la vie privée qui est destiné aux avocats. Il explique comment la LPRPDE est appliquée et quelles sont ses exigences dans le cadre de la gestion de la pratique du droit. On y décrit également son application dans les litiges civils.
- Date de modification :