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De la protection à la prise de contrôle : recadrer la conversation sur l'initiation des jeunes à la protection de la vie privée

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Matthew Johnson
HabiloMédias

Ce document a été commandé par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada dans le cadre de la série de conférences Le point sur la vie privée

Septembre 2011

Avis de non-responsabilité : Les opinions exprimées dans ce document sont celles de l'auteur. Elles ne reflètent pas nécessairement celles du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada.

Vidéo connexe : Le point sur la vie privée - Kate Raynes-Goldie et Matthew Johnson 


Il est faux de croire que les jeunes, en particulier les ados, ne s’intéressent pas à la protection de la vie privée; après tout, qu’y a-t-il de plus intrinsèquement lié à l’adolescence qu’un journal personnel fermé à clé? Il est vrai cependant que les jeunes ne conçoivent pas la protection de la vie privée de la même façon que les adultes. Il est également vrai que, tout comme les adultes, les jeunes ont une connaissance imprécise des risques qui pèsent sur leur vie privée. Pour bien les éduquer, pour bien renseigner la population et pour recadrer la conversation publique sur la question des jeunes et de la vie privée, il faut faire l’effort de mieux comprendre le point de vue des jeunes et respecter leurs priorités en matière de gestion de la vie privée.

Avant tout, il serait bon de distinguer deux domaines : celui des renseignements personnels et celui de l’identité. Dans le premier cas, il s’agit de données qui permettent de nous identifier, allant de notre nom et de nos coordonnées à notre numéro d’assurance sociale, notre cote de crédit et aux inscriptions en ligne qui permettent de nous suivre et de savoir en quoi consistent nos activités. Dans le deuxième cas, il s’agit de la représentation en ligne de la personne que nous sommes : notre profil dans les réseaux sociaux, les textes, vidéos et commentaires rattachés à notre nom, ce que les gens disent de nous, et ainsi de suite. Ces deux domaines sont importants et toute mauvaise décision prise sur l’un ou sur l’autre de ces deux terrains peut être lourde de conséquences, mais pour les jeunes, il est vrai que la question de l’identité est plus préoccupante que celle des renseignements personnels. Or, cette volonté qu’ont les jeunes de bien contrôler leur identité nous donne l’occasion de les sensibiliser à certains aspects cruciaux de la protection de la vie privée – et de leur inculquer certaines compétences essentielles à la gestion éclairée tant de leur identité que de leurs renseignements personnels en ligne.

Tout effort d’éducation des jeunes devrait d’abord viser à les rendre conscients des trois moyens par lesquels sont communiqués les renseignements qui les concernent : la publication, la collecte et la retransmission. La publication renvoie à des activités tels la création et l’affichage d’un profil dans un réseau social, le téléchargement d’une vidéo, d’une image ou de tout autre fichier sur un site de partage ou de diffusion, l’affichage d’un texte ou d’un commentaire sur un babillard électronique, ainsi de suite. Comme on peut le voir, il faut qu’une personne prenne la décision consciente de publier une information à son propre sujet – bien qu’il ne s’agisse pas toujours d’une décision éclairée. Or voilà le secteur dans lequel les jeunes sont le mieux disposés à prendre des mesures pour protéger leur vie privée : un rapport Pew intitulé Reputation and Social Media (2010) montre que les jeunes adultes sont les plus nombreux à modifier leurs paramètres de confidentialité, à désidentifier leurs photos et à restreindre l’information qui circule en ligne à leur sujet. S’il s’agit là d’un aspect principalement lié à l’identité – les jeunes s’inquiètent surtout de ce que leurs amis pensent d’eux et craignent que des regards indiscrets, notamment ceux de leurs parents, aient un accès non désiré à ce qu’ils publient – il n’est pas sans lien avec la protection des renseignements personnels. Le site Web PleaseRobMe, par exemple, montre qu’en utilisant des services comme Twitter ou FourSquare, on risque d’inviter les voleurs à nous cambrioler en leur indiquant où on se trouve à tout moment (ou plutôt où vous n’êtes pas – c.-à-d. à la maison). De même, s’il est prouvé qu’en affichant ses coordonnées en ligne on n’accroît pas ses risques de faire de mauvaises rencontres sur la Toile ou de subir des tentatives d’exploitation sexuelle, les chercheurs de l’université Carnegie Mellon ont montré qu’il suffit de connaître la date et le lieu de naissance d’une personne pour en arriver à deviner avec beaucoup de justesse son numéro de sécurité sociale des États Unis (Carnegie Mellon Researchers Find Social Security Numbers Can Be Predicted From Publicly Available Information, 6 juillet 2009) – or ce sont là des renseignements fréquemment publiés dans les réseaux sociaux. Si rien ne prouve qu’il en est de même pour les numéros d’assurance sociale, on voit tout de même que la publication de renseignements personnels en apparence inoffensifs peut parfois avoir d’assez fâcheuses conséquences.

La collecte de données désigne la démarche par laquelle une personne recueille des renseignements portant sur d’autres personnes. L’opération peut se faire avec l’assentiment conscient du sujet – par exemple lorsqu’un jeune s’inscrit à un concours ou répond à un questionnaire sur un site très fréquenté comme Runescape ou Neopets; avec le consentement (éclairé ou non) du sujet, ou lorsqu’un jeune choisit de recourir à un site qui suit ses déplacements et ses activités tant qu’il s’y trouve (et parfois même après qu’il ait quitté le site). Mais la collecte peut aussi avoir lieu à l’insu du sujet ou sans son consentement, comme lorsque des logiciels « dragueurs de données » récoltent l’information affichée dans les réseaux sociaux ou que des maliciels « espions de clavier » enregistrent tout ce qui est tapé sur un clavier d’ordinateur. Ici, il s’agit surtout d’un problème de renseignements personnels : on recueille des données démographiques ou des renseignements sur les préférences de consommation (lesquels sont une importante source de revenu pour de nombreux sites destinés aux enfants). Mais l’identité aussi risque d’être compromise par ces techniques – comme ont pu s’en rendre compte ces utilisateurs de Facebook du Missouri dont la photo a servi à faire des publicités pour une épicerie en République tchèque. Une dernière forme de collecte de données qui mérite d’être signalée est le suivi direct, par les employeurs, les établissements d’enseignement ou les parents, de ce que font les jeunes sur la Toile.

La retransmission désigne la façon dont les jeunes choisissent de traiter l’identité ou les renseignements personnels des autres. Les occasions de transmettre des renseignements au sujet des autres sont constantes sur la Toile, qu’il s’agisse de retransmettre des photos reçues par téléphone cellulaire, de joindre à une invitation des photos donnant le nom de ses amis ou de fournir des adresses électroniques d’amis ou d’autres renseignements personnels pour avoir la possibilité de s’inscrire à un concours, d’obtenir des points, d’accéder à du contenu privilégié sur un site Web, ou en réponse à d’autres incitatifs. Comme on peut le voir, la protection de la vie privée n’est pas une simple question de restreindre l’information qui circule à son sujet sur la Toile, ou d’y véhiculer une identité bien contrôlée : c’est aussi une question d’éthique. Toute la question des sextos – l’envoi et la réception de photos à caractère sexuel explicite – en est une parfaite illustration. La recherche montre que les jeunes sont beaucoup plus nombreux à recevoir des sextos qu’à en expédier (voir par exemple Sexting: A Brief Guide for Educators and Parents, Cyberbullying Research Center, 2010), ce qui semble indiquer que les premiers destinataires (ou les tiers ayant accès aux photos) en font la retransmission. S’il s’agit à l’origine de cas où des jeunes ont fait un mauvais choix de publication de contenu en ligne, il reste qu’un sexto, quand il devient public, résulte d’une mauvaise décision de retransmission.

Quelles conclusions tirer de tout cela pour ce qui est de la formation des jeunes du primaire et du secondaire, et à celle de l’opinion publique en matière de protection de la vie privée? D’abord, il apparaît clairement que l’effort pédagogique doit porter avant tout sur la gestion de la vie privée et de la réputation. Dire aux jeunes de faire attention à ce qu’ils publient à leur propre sujet sur la Toile sera absolument sans effet, en partie parce qu’ils ne tiendront pas compte de l’avertissement, mais aussi parce que l’aspect publication n’est que l’une des facettes du problème. Par ailleurs, nous savons que l’incitation à la peur n’est pas un bon moyen d’atteindre les jeunes. L’effort pédagogique doit plutôt inviter les jeunes à exercer plus de contrôle sur leur vie privée et sur leur expérience de communication sur la Toile – tout en leur faisant prendre conscience des limites de ce contrôle. Il faut aussi respecter la façon dont les jeunes conçoivent leur vie privée et les priorités qu’ils se fixent en ce domaine. Si la plupart des organismes gouvernementaux se préoccupent surtout de la protection des renseignements personnels, il est clair que pour les jeunes, la gestion de l’identité est une priorité beaucoup plus grande. Il faut, bien sûr, que les jeunes apprennent à gérer les deux, mais nous aurons plus de chance de réussir si, comme le disait le grand pédagogue John Dewey, nous « commençons là où se trouve l’élève » et prenons appui sur l’intérêt qu’il porte à la gestion de son identité pour le sensibiliser à la nécessité de gérer les renseignements personnels qu’il diffuse sur la Toile.

Autre conclusion à tirer : il faut commencer tôt à initier les jeunes à la protection de leur vie privée. Malgré leur jeune âge, les enfants et les préadolescents participent déjà aux réseaux sociaux : selon une étude réalisée par la London School of Economics, près de la moitié des 9-12 ans de Grande-Bretagne les utilisent et rien ne nous autorise à croire que la situation est différente au Canada. La collecte de données, pour sa part, commence dès que le jeune fait son apparition sur la Toile. C’est pourquoi il faut commencer le plus tôt possible à initier les jeunes à la gestion de la vie privée et leur communiquer des « techniques de survie cybernétique », en mettant à leur disposition les ressources pédagogiques nécessaires où et quand ils font leurs tout premiers pas sur la Toile. Étant donné la grande popularité du iPad chez les jeunes, par exemple, on pourrait mettre au point des applications, bien adaptées à leur âge, qui leur apprendraient les rudiments d’une saine gestion de la vie privée. On pourrait ainsi leur inculquer des comportements et des habitudes qui leur resteraient ensuite toute leur vie. De même, les exploitants de sites Web destinés aux enfants – surtout ceux qui ont un mandat de service public, comme les sites de CBC/Radio-Canada ou de TFO/TVO, mais aussi les sites à caractère plus commercial – pourraient faire la promotion de ces ressources pédagogiques. Les techniques de gestion de la vie privée – comme les autres compétences numériques – devraient être intégrées aux programmes scolaires de niveaux primaire et secondaire, et les professeurs devraient recevoir une formation professionnelle à cet égard et disposer d’outils pédagogiques à utiliser en classe.

Enfin, il faut transformer radicalement la façon dont la population générale perçoit la question de la vie privée des jeunes et des mesures à prendre pour la protéger. Au lieu de penser en termes de marche à suivre ou de techniques précises à mettre en place, il faut inscrire la gestion de la vie privée dans le contexte d’un ensemble de compétences ou d’habitudes interreliées, toutes apparentées à la pensée critique et à l’éthique. Les parents et les éducateurs doivent prendre conscience du caractère intensément commercial des sites que fréquentent les jeunes – et plus particulièrement les enfants – et s’en inquiéter. Les exemples donnés plus haut montrent bien que les jeunes ne sont pas de simples victimes passives d’atteintes à la vie privée, mais dans bien des cas, choisissent de leur plein gré de publier des renseignements à leur sujet, d’en autoriser la collecte ou de retransmettre des renseignements personnels publiés par d’autres. Bien que ces choix ne soient pas tous éclairés, ni faits dans la pleine connaissance de leurs conséquences possibles, ils ne sont pas pour autant naïfs : plutôt, ils sont le plus souvent motivés par l’espoir d’une récompense, qu’il s’agisse d’attention, de capital social, ou de l’accès à du contenu privilégié. C’est pourquoi, dans notre conversation publique sur la question de la protection de la vie privée, il faudra mettre moins d’accent sur la protection des jeunes et miser davantage sur une meilleure prise de contrôle de la situation par les jeunes.

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