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Comparution devant le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce au sujet de l'Examen de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes

Le 1er mars 2012
Ottawa (Ontario)

Déclaration prononcée par Jennifer Stoddart
Commissaire à la protection de la vie privée du Canada

(Le texte prononcé fait foi)


Bonjour Monsieur le Président,

Je vous remercie de m’avoir invitée à comparaître devant le Comité. Je suis heureuse d’avoir l’occasion de faire quelques commentaires au sujet de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes.

Je suis accompagnée aujourd’hui par deux représentants expérimentés du Commissariat : Carman Baggaley, conseiller stratégique en protection des renseignements personnels, et Mike Fagan, gestionnaire à la Direction de la vérification et de la revue.

Le Commissariat a souvent abordé la question de cette loi et du régime de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement des activités terroristes qui y est lié. Ainsi, nous nous sommes présentés devant le Comité en 2006 pour parler du projet de loi C‑25, qui augmentait considérablement le nombre d’organisations assujetties à la Loi et les types de transactions qui pouvaient être examinées et signalées.

Le projet de loi C‑25 donnait aussi au Commissariat le mandat statutaire d’examiner chaque semestre les mesures prises par le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE) dans le but de protéger les renseignements reçus ou recueillis. Nous avons publié notre premier rapport de vérification en 2009 et nous menons actuellement le deuxième examen.

Préoccupations générales au sujet du régime de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement des activités terroristes

Je voudrais maintenant parler de certaines de mes préoccupations générales concernant le régime de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement des activités terroristes. Nous sommes conscients que le blanchiment d’argent appuie des activités criminelles et que le financement des groupes terroristes menace notre sécurité. Malgré tout, mes inquiétudes liées à ce régime sont les mêmes depuis quelques années :

  • Même si le régime coûte plus d’un demi-milliard de dollars aux contribuables — ce qui ne comprend même pas l’argent déboursé par le secteur privé pour respecter ses obligations — il n’est pas assez transparent et le grand public ne comprend pas de quoi il s’agit.
  • Le CANAFE dirige probablement la plus grande entreprise d’exploration de données au Canada. Les renseignements personnels recueillis par le CANAFE permettent de dresser un portrait complet de la vie ou du comportement d’une personne. De plus, notre rapport de vérification de 2009 a permis de découvrir que le CANAFE recevait et conservait des renseignements personnels qui dépassaient son pouvoir législatif.
  • Plus de 300 000 entités déclarantes sont tenues de recueillir des renseignements précis et de conserver des dossiers détaillés sur l’identité et les transactions de leurs clients — des renseignements dont ils n’ont pas besoin dans le cadre de leurs activités opérationnelles — en plus de faire des évaluations hypothétiques fondées sur les transactions des consommateurs.
  • La menace d’imposer des amendes pour avoir omis un signalement incite les entités à fournir trop d’information. En effet, notre rapport de vérification signale des cas où des déclarations d’opérations douteuses ont été envoyées au CANAFE même s’il n’y avait pas de motifs raisonnables de soupçonner un blanchiment d’argent ou le financement d’activités terroristes.
  • Enfin, le plus important peut‑être est que, même si la portée du régime est beaucoup plus vaste qu’en 2000, il demeure très difficile pour le Commissariat et pour d’autres observateurs d’évaluer la nécessité, la proportionnalité et l’efficacité des mesures qui ont été prises.

Même le rapport de l’« Évaluation décennale du Régime canadien de lutte contre le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes », qui approuve les autres aspects du Régime, ne permet pas d’évaluer combien d’enquêtes ont mené à des accusations et à des condamnations. En fait, la seule conclusion possible est que le régime contribue vraisemblablement à la création d’un contexte défavorable au blanchiment d’argent et au financement d’activités terroristes. Cette preuve ne semble pas concluante.

Préoccupations particulières relatives aux modifications proposées

Je vais maintenant porter mon attention sur les préoccupations particulières soulevées par les propositions mentionnées dans le document de consultation du ministère des Finances.

Suppression du seuil de 10 000 dollars pour les virements électroniques

Une des propositions mentionnées dans le document consiste à supprimer le seuil de 10 000 dollars qui impose l’obligation de signaler un virement électronique au CANAFE. Si la proposition est adoptée, les entités déclarantes seront tenues de signaler tous les virements électroniques à destination ou en provenance du Canada.

Sans parler de la question très pragmatique du traitement et de la protection d’une si grande quantité de virements électroniques à signaler — qui suffit à soulever des inquiétudes — je m’attends à ce que de nombreux Canadiens et Canadiennes ordinaires soient très affectés par une telle mesure.

Il suffit de penser aux citoyens canadiens naturalisés qui envoient régulièrement des fonds à des membres de leur famille dans d’autres pays, aux petites et moyennes entreprises qui vendent des biens et des services à l’échelle internationale ou aux parents qui envoient de l’argent à leurs enfants qui étudient à l’étranger. Selon les plus récentes données disponibles de Statistiques Canada, un Canadien sur cinq est né à l’étranger. On peut présumer que la majorité de ces virements électroniques sont inférieurs au seuil de 10 000 dollars.

Même si on peut soutenir que la baisse du seuil permettrait de détecter plus d’opérations de financement terroriste, je crois que l’enregistrement d’un grand nombre de transactions inoffensives serait une conséquence involontaire importante et disproportionnée par rapport à l’objectif de la proposition.

Appareils d’accès prépayés

Une autre proposition traite des appareils d’accès prépayés, qui comprennent les cartes‑cadeaux vendues chez les détaillants, les cartes prépayées émises par les institutions financières et les dispositifs de paiement mobiles.

Afin de s’attaquer aux risques de blanchiment d’argent et de financement des activités terroristes que posent les produits d’accès prépayés, le gouvernement propose d’imposer des exigences de diligence raisonnable à l’égard des clients aux fournisseurs d’appareils d’accès prépayés.

La mise en place d’exigences de diligence raisonnable à l’égard des clients aurait comme résultat d’augmenter la quantité de renseignements personnels recueillis. Compte tenu de la popularité des appareils d’accès prépayés, le fait d’exiger des fournisseurs de ces produits qu’ils obtiennent des renseignements personnels représenterait une entreprise d’envergure. Aussi, les obligations de diligence raisonnable à l’égard de la clientèle pourraient s’appliquer à un plus grand nombre d’organismes, notamment ceux du secteur de la vente au détail, qui devraient alors créer de vastes fonds de renseignements personnels dont ils n’ont pas besoin dans le cadre de leurs activités internes.

Si le gouvernement est convaincu qu’il doit traiter des risques créés par la popularité croissante des produits d’accès prépayés, je l’encourage fortement à envisager de prendre des mesures qui ne nécessitent pas la collecte supplémentaire de renseignements personnels et la création de fonds de renseignements.

Par exemple, le rapport de 2010 du Groupe d’action financière suggère que les risques posés par un produit anonyme peuvent être atténués de façon efficace par des mesures autres que les procédures d’identification et de vérification, par exemple l’imposition de limites de valeur.

Augmenter la quantité de renseignements contenus dans les divulgations de CANAFE

La loi de 2000 comprenait des mesures de protection qui limitaient l’information que pouvait fournir le CANAFE aux organismes d’application de la loi et aux autres autorités. Toutefois, ces mesures de protection se sont affaiblies de façon graduelle. La Loi a été élargie pour permettre au CANAFE de communiquer des renseignements au Centre de la sécurité des télécommunications, à la GRC, au SCRS, à l’ARC, à l’Agence des services frontaliers du Canada et à Citoyenneté et Immigration.

On propose maintenant que le CANAFE soit autorisé et, dans certains cas, obligé, de communiquer plus d’information aux organismes d’application de la loi et aux organismes de renseignements.

Le gouvernement n’a pas fourni d’arguments probants pour justifier l’augmentation de la quantité d’information et le nombre d’organismes qui peuvent recevoir l’information. Je suis d’avis qu’il devrait le faire avant d’aller de l’avant avec cette proposition.

De plus, si l’on donne au CANAFE la capacité de communiquer plus de renseignements à plus d’organisations, le gouvernement devrait également envisager de surveiller le CANAFE de plus près pour veiller à ce que ces communications soient appropriées. Il incombe au Commissariat de mener des vérifications tous les deux ans, mais il s’agit là de vérifications rétrospectives qui ne sont pas de la même nature qu’une surveillance opérationnelle.

Élargir l’exigence relative au signalement des transactions douteuses

À l’heure actuelle, la loi exige des entités déclarantes qu’elles signalent les transactions douteuses, de même que les transactions financières qui ont été effectuées ou qu’on a tenté d’effectuer et qui donnent à penser qu’il y a peut‑être eu blanchiment d’argent ou financement d’activités terroristes.

Comme je l’ai déjà mentionné, il s’agit d’une des facettes les plus troublantes de la Loi, puisqu’elle demande aux entités déclarantes de formuler des jugements à propos des motifs de leur clientèle. Nous ne connaissons pas d’autre loi qui impose des exigences semblables de cette ampleur.

On propose maintenant de redéfinir les transactions douteuses pour inclure les activités entreprises aux fins d’une transaction financière qui laissent croire au blanchiment d’argent ou au financement d’activités terroristes.

Bien que cette proposition soit présentée pour clarifier la définition actuelle, elle comprendra sans doute des activités qui peuvent survenir avant la transaction financière, comme l’ouverture d’un compte, ce qui augmenterait davantage la probabilité de recueillir trop d’information.

Je suggère au gouvernement qu’il traite de la question de la collecte excessive de renseignements avant d’envisager de nouvelles mesures qui risqueraient d’aggraver le problème.

Conclusion

Je tiens à réitérer que je comprends le but du régime de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement des activités terroristes. Je comprends aussi que le Canada doit respecter ses engagements internationaux à cet égard.

Cependant, je m’inquiète du fait que le régime canadien de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement des activités terroristes sera encore élargi sans qu’on détermine clairement si ces changements sont requis pour régler les problèmes nationaux.

Le Canada a déjà en place un régime coûteux, opaque et intrusif qui recueille — et recueille de façon excessive — de grandes quantités de renseignements personnels sur la population canadienne tout en omettant, jusqu’à maintenant, de fournir des preuves concluantes relativement à son efficacité et ses effets sur les Canadiennes et les Canadiens.

En fait, plutôt que d’envisager de nouvelles modifications à la Loi, il serait peut-être temps d’évaluer entièrement l’efficacité du régime et d’examiner si d’autres mesures de lutte contre le blanchiment et le financement d’activités terroristes pourraient être efficaces et moins envahissantes pour la vie privée.

Si le Gouvernement croit que des changements additionels au régime sont absolument nécessaires pour la mise en application de la loi ou encore de mesures de sécurité national, il serait important qu’il puisse fournir publiquement des justifications à ces changements, lesquels seraient appuyés par des données et des preuves. Toujours plus sophistiqués, les moyens de surveillance demandent un seuil de justification plus élevé et c’est pourquoi je suggère qu’il n’y a pas encore eu de démonstrations sans équivoque qui justifieraient ces changements proposés au régime canadien de blanchiement d’argent et du financement des activités terroristes.

Je suis maintenant disposée à répondre à vos questions.

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