Comparution devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne (JUST) de la Chambre des communes concernant le projet de loi C-13, Loi modifiant le Code criminel, la Loi sur la preuve au Canada, la Loi sur la concurrence et la Loi sur l'entraide juridique en matière criminelle
Le 10 juin 2014
Ottawa (Ontario)
Déclaration prononcée par Daniel Therrien
Commissaire à la protection de la vie privée du Canada
(Le texte prononcé fait foi)
Introduction
Monsieur le Président, membres du Comité, bonjour.
Je vous remercie beaucoup de votre invitation à présenter nos points de vue sur le projet de loi C-13, la Loi sur la protection des Canadiens contre la cybercriminalité.
Je suis accompagné aujourd’hui de Patricia Kosseim, avocate générale principale, et de Megan Brady, conseillère juridique.
Le mandat du Commissariat à la protection de la vie privée est de surveiller l’observation de deux lois du Parlement : la Loi sur la protection des renseignements personnels, qui s’applique au secteur public fédéral, et la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, qui s’applique au secteur privé.
Aujourd’hui, j’aborderai le volet du projet de loi qui concerne la cyberintimidation avant de m’attarder aux éléments qui confèrent de nouveaux pouvoirs en matière d’enquête, puisque ces deux éléments ont des répercussions sur la protection de la vie privée.
Objet de la législation
Sans équivoque, le Commissariat se réjouit du fait que le gouvernement agisse pour intervenir à l’égard de la cyberintimidation et de l’usage abusif d’images personnelles intimes.
Il s’agit d’un enjeu social important qui préoccupe grandement les Canadiennes et les Canadiens.
Il est clair que l’usage d’Internet a altéré plusieurs de nos points de vue traditionnels en matière de vie privée.
Une sensibilisation accrue, une réforme du cadre législatif ainsi que des discussions publiques doivent jouer un rôle dans la résolution du problème.
Il importe de se doter d’une approche globale axée tant sur la sensibilisation de la population, comme dans le cas de la nouvelle initiative gouvernementale « Non à la cyberintimidation », que sur des efforts importants au plan de l’éducation en matière de culture numérique.
Il faut que les enfants, les parents et les enseignants aient tous accès à des ressources éducatives qui les aident à expliquer les cyber-risques, à montrer une utilisation responsable de la technologie ainsi qu’un comportement éthique dans les interactions en ligne.
Le gouvernement a témoigné de son engagement à l’égard de la culture numérique dans le cadre de sa récente stratégie Canada numérique 150, et nous aimerions que soient poursuivis, dans le cadre de cet effort, le dialogue et les mesures de sensibilisation visant les jeunes et les éducateurs.
La cyberintimidation présente manifestement de graves risques pour la dignité individuelle et la vie privée de tous les citoyens qui utilisent les réseaux sociaux et les communications en ligne.
Nous sommes d’avis que la criminalisation de la distribution non consensuelle d’images intimes et que l’élargissement des dispositions existantes du Code criminel concernant les communications harcelantes envoient un signal clair.
Nous devons veiller à ce que la cyberintimidation entraîne de graves conséquences.
Évidemment, il subsiste toujours des questions complexes concernant la protection de la vie privée qui sont associées à plusieurs des mesures proposées et plus particulièrement à celles qui concernent certains des nouveaux pouvoirs en matière d’enquête. Nous convenons que les lois doivent être modernisées, mais nous avons quelques réserves concernant certaines des mesures du projet de loi.
Étant donné le caractère technique de ces modifications, le Commissariat vous a soumis des observations écrites détaillées.
Permettez-moi de résumer brièvement nos principales préoccupations.
Examen parlementaire
J’aimerais d’abord réitéré mon point de vue, soit qu’en raison de la complexité des enjeux qui vous ont été présentés durant votre examen, je recommanderais de diviser le projet de loi en ses parties constituantes.
Du point de vue de la protection de la vie privée, les dispositions reliées aux infractions ne soulèvent pas de grandes controverses et pourraient être traitées rapidement par la Chambre des communes avant de les référer au Sénat.
En outre, puisque des renseignements personnels sensibles et d’importants pouvoirs policiers sont en jeu, les composantes reliées au régime d’accès légal méritent un examen des plus approfondis et pourraient bénéficier d’un examen ciblé.
Seuils d’autorisation
L’accès aux données constitue une activité beaucoup plus intrusive que la conservation des données. Même si le « doute raisonnable » peut constituer un seuil adéquat pour la conservation des données, nous estimons que le Parlement devrait examiner attentivement le seuil proposé pour l’autorisation judiciaire d’accéder à certaines données.
L’écart par rapport à la norme constitutionnelle de « motifs raisonnables et probables » exige des explications et des justifications claires de la part du gouvernement, et appelle une approche prudente.
Un large éventail de nouveaux pouvoirs sont liés au projet de loi C-13, au sens duquel les renseignements sensibles deviendraient plus accessibles aux organismes d’application de la loi et à de nombreuses autres autorités gouvernementales, et ce, selon un seuil juridique abaissé au doute raisonnable.
Les données de transmission sont un bon exemple de la façon dont les autorités peuvent obtenir des dossiers délicats à l’aide d’un seuil juridique réduit dans le cadre du nouveau régime.
Le « motif raisonnable de soupçonner » pour accéder aux données de transmission utilise le précédent établi par la norme actuelle requise pour utiliser l’enregistreur de numéros de téléphone (E.N.T.).
Cependant, les renseignements et les dossiers qui constituent les « données de transmission » au sens du projet de loi permettraient de révéler beaucoup plus qu’un simple relevé des appels téléphoniques.
Nous sommes d’avis que la suspicion constitue un seuil trop peu contraignant pour des renseignements si révélateurs, à une époque numérique où chaque transaction, chaque message, chaque recherche réalisée en ligne voire chaque appel ou mouvement laissent une trace électronique.
Nous suggérons donc que le projet de loi applique la norme traditionnelle des « motifs raisonnables et probables » de croire pour ce qui est des dispositions selon lesquelles l’accès à l’information serait accordé.
Il s’agit de la norme qui devrait être appliquée jusqu’à ce que des arguments plus convaincants en faveur d’un seuil réduit soient présentés et examinés de façon approfondie.
Pouvoirs conférés tant aux policiers qu’aux fonctionnaires publics
En deuxième lieu se pose la question de la multiplicité des responsables qui peuvent invoquer de tels pouvoirs.
En vertu des pouvoirs d’enquête et des dispositions prévus dans le projet de loi C-13, tant les « agents de la paix » que les « fonctionnaires publics » de tous les niveaux de compétence, au Canada, se verraient largement investis de la gamme complète des nouveaux pouvoirs.
En plus des agents de police, ces « agents » et « fonctionnaires » comprendraient les maires, les gardiens, les préfets, les shérifs, certains pilotes de ligne, les agents des douanes, les agents des pêches et tout agent fédéral ou provincial.
Bien que bon nombre d’organismes d’application de la loi et de sécurité disposent de solides mécanismes de reddition de comptes, d’autres organes gouvernementaux couverts par cette définition ne disposent pas de contrôle dédié et d’exigences en matière de transparence. Nous trouvons cela particulièrement inquiétant.
Nous recommandons de conserver des catégories claires et distinctes pour les « fonctionnaires publics » plutôt que d’opter pour une définition ouverte.
Ainsi, les ministères et les organismes autorisés par la loi à utiliser ces outils sont clairement identifiés, permettant de limiter l’accès à ceux dont les pouvoirs prévus par la loi exigent un accès aux nouveaux pouvoirs.
Immunité juridique pour les divulgations au gouvernement
En troisième lieu, il y a la question clé de l’immunité juridique.
Le projet de loi C-13 contient une modification prévoyant qu’une personne ou qu’une organisation jouit d’une immunité juridique si elle conserve volontairement des données ou si elle fournit un document à la demande d’un enquêteur, sans l’autorisation d’un tribunal.
Nous nous inquiétons du fait que cette formule très générale pourrait entraîner une augmentation du nombre de divulgations volontaires et de demandes informelles.
Cela touche particulièrement les entreprises du secteur privé qui, autrement, ne peuvent divulguer des renseignements personnels sans consentement sous la LPRPDE ou sous toute autre législation substantiellement similaire.
En fait, une telle mesure pourrait équivaloir à un accès permissif sans l’approbation et la surveillance des tribunaux.
Les Canadiens s’attendent à ce que leur fournisseur de services préserve le caractère confidentiel des renseignements les concernant et à ce que ces renseignements personnels ne soient pas communiqués à des autorités gouvernementales sans consentement explicite, autorité légitime claire ou mandat.
Responsabilisation et transparence
Enfin, se pose la question des mécanismes de responsabilisation et de transparence adaptés aux nouvelles formes de surveillance.
Il n’y a aucune exigence dans le projet de loi en matière de reddition de comptes sur l’étendue du recours à l’un ou l’autre des nouveaux pouvoirs.
J’estime qu’il s’agit là d’une question inquiétante, particulièrement compte tenu de la multiplicité des agents qui pourront exercer de tels pouvoirs et des répercussions possibles de l’immunité juridique.
La reddition de comptes permanente fait partie de la structure de surveillance de nombreuses autres administrations.
Nous sommes d’avis que le Canada devrait se doter de mesures permanentes similaires en matière de reddition de comptes.
Je vous remercie et c’est avec plaisir que je répondrai à vos questions.
- Date de modification :