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Comparution devant le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique au sujet du projet de loi C-58, Loi modifiant la Loi sur l’accès à l'information, la Loi sur la protection des renseignements personnels et d’autres lois en conséquence

Le 25 octobre 2017
Ottawa (Ontario)

Déclaration préliminaire de Daniel Therrien,
Commissaire à la protection de la vie privée du Canada

(La version prononcée fait foi)


Je vous remercie de m’avoir invité à exprimer mon point de vue sur le projet de loi C-58.

Nous sommes favorables à l’engagement du gouvernement à l’égard d’un gouvernement ouvert. Nous considérons cet examen de la Loi sur l’accès à l’information comme étant le bienvenu. Il s’imposait depuis longtemps. Il est essentiel que le public ait accès à davantage d’information gouvernementale pour favoriser la transparence, la responsabilité et la confiance.

Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a fait la promotion de la transparence à de très nombreuses reprises. Par exemple, dans le cadre de la réforme de la Loi sur la protection des renseignements personnels, nous avons recommandé au législateur de renforcer les exigences en matière de transparence pour les demandes d’accès licite présentées par les organismes d’application de la loi. Dans notre mémoire au Secrétariat du Conseil du Trésor sur la revitalisation de l’accès à l’information, nous avons exprimé un soutien envers le gouvernement ouvert, notamment pour ce qui est de permettre à des citoyens informés de participer pleinement au débat démocratique.

Toutefois, la communauté internationale reconnaît que les objectifs d’un gouvernement ouvert peuvent et devraient être réalisés uniquement de concert avec l’adoption de mesures de protection de la vie privée appropriées. Son acceptabilité sociale repose sur la confiance que l’on ne portera pas indûment atteinte à la vie privée. L’environnement en ligne exige l’application de techniques de désidentification rigoureuses et leur validation par des spécialistes avant la communication de renseignements. Le Commissariat et Statistique Canada peuvent jouer un rôle de premier plan en limitant le plus possible la communication involontaire de renseignements personnels par le gouvernement au cours de la mise en œuvre d’initiatives de données ouvertes.

Nous sommes convaincus que l’accès à l’information et la protection des renseignements personnels sont des objectifs parallèles compatibles. La Cour suprême du Canada considère depuis longtemps la Loi sur l’accès à l’information et la Loi sur la protection des renseignements personnels comme un « code homogène » de droits en matière d’information dont l’objectif combiné consiste à atteindre un juste équilibre entre l’accès à l’information et la protection de la vie privée. La Cour a de plus reconnu que l’exception relative à l’accès aux renseignements personnels est obligatoire et qu’« il ne faut pas donner une « interprétation étroite » à l’exception des renseignements personnels en conférant à l’accès à l’information primauté sur la protection des renseignements personnels ».

Dans nos déclarations antérieures sur la réforme de la Loi sur l’accès à l’information, nous avions insisté sur l’importance de maintenir cet équilibre. Nous nous sommes prononcés en faveur du maintien de l’exception relative à l’intérêt public dans la Loi sur l’accès à l’information qui permet la divulgation de renseignements personnels seulement dans les cas où l’intérêt public l’emporte clairement sur une demande de protection de la vie privée. Nous avions aussi recommandé que la définition de « renseignement personnel » demeure telle quelle. Nous sommes heureux de constater que le projet de loi C-58 conserve ces deux concepts.

Nous avons aussi recommandé au Parlement d’attendre l’examen de la Loi sur la protection des renseignements personnels et de son interaction avec la Loi sur l’accès à l’information avant de modifier les pouvoirs dévolus au commissaire à l’information quant à la divulgation des renseignements personnels.

Néanmoins, le projet de loi C-58 confère au commissaire à l’information le pouvoir de rendre des ordonnances, notamment en ce qui concerne la communication de renseignements personnels. Or, ce pouvoir perturberait considérablement l’équilibre atteint dans la législation actuelle. Nous reconnaissons que le projet de loi C-58 prévoit certaines mesures pour rétablir l’équilibre, principalement par le biais des exigences de notification et des recours judiciaires contre des ordonnances formelles prises par le Commissariat à l’information. Mais cela est nettement insuffisant pour maintenir l’équilibre requis. Même en l’absence d’une ordonnance officielle, d’autres interventions auraient des répercussions sur la vie privée, par exemple les recommandations formulées par le Commissariat à l’information ou les décisions des institutions de communiquer des renseignements personnels afin d’éviter ces ordonnances. En pareil cas, je ne serais pas avisé et je n’aurais pas la possibilité d’intervenir, même si le Commissariat à l’information et le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada pourraient avoir des divergences d’opinion sur des questions juridiques importantes touchant à l’équilibre entre les droits.

Par exemple, il est possible que nous ne nous entendions pas sur le niveau de risque de réidentification des données anonymisées ou sur les métadonnées. Il s’agit pourtant d’un facteur crucial pour déterminer s’il s’agit de renseignements personnels qui ne devraient pas être communiqués. Les commissaires pourraient aussi avoir des divergences de vue quant à savoir s’il s’agit de renseignements personnels auxquels le public a accès et si l’intérêt public l’emporte manifestement sur une éventuelle atteinte à la vie privée, particulièrement à la lumière du nouvel objectif énoncé dans le projet de loi C-58. Cette clause préoccupe la commissaire à l’information. Pour ma part, je la trouve utile.

En réponse au projet de loi à l’étude, la commissaire à l’information a récemment contesté l’obligation proposée de consulter le commissaire à la protection de la vie privée. Selon elle, la consultation n’est pas nécessaire, car son organisation interprète depuis des années les dispositions pertinentes. Cette prise de position est très malheureuse et manifestement inappropriée puisque la Cour suprême du Canada a reconnu le « rôle crucial » de notre organisme dans la protection de la vie privée. Il est vrai que le Commissariat à l’information a une grande expérience dans l’interprétation de l’exception relative aux renseignements personnels, mais il a acquis cette expérience en tant que défenseur du droit d’accès. Le fait de faire peu ou pas de cas de l’opinion des autres intervenants qui ont un rôle sur le plan juridique pour assurer l’équilibre entre l’accès à l’information et d’autres droits montre bien qu’à titre de législateurs, il vous faut reconnaître dans le projet de loi C-58 le rôle de notre organisme en tant que défenseur du droit à la vie privée et étendre ce rôle à toutes les situations où la vie privée doit être protégée. La nature quasi constitutionnelle du droit à la vie privée est une autre raison d’inscrire ce rôle dans le projet de loi qui se trouve devant vous aujourd’hui.

Je propose deux solutions législatives pour rétablir l’équilibre entre l’accès à l’information et la protection de la vie privée dans le projet de loi C-58. Premièrement, le projet de loi devrait rendre obligatoire la notification et la consultation du CPVP dans tous les cas où des renseignements personnels risquent vraiment d’être communiqués sans le consentement des intéressés et non seulement lorsqu’une ordonnance formelle est sur le point d’être rendue. Il ne s’agirait pas ici, en pratique, de consulter le Commissariat dans tous les cas. Bien que l’obligation de notifier et de consulter le CPVP serait la règle, cette obligation, pour des raisons d’efficacité dans l’utilisation des ressources, ne s’appliquerait pas aux situations où le Commissariat à l’information et le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada arriveraient à une entente selon laquelle, en raison d’un risque moindre, la consultation ne serait pas nécessaire. Ce genre d’entente favoriserait la collaboration entre les deux organismes afin d’assurer un équilibre optimal entre ces deux droits fondamentaux.

Deuxièmement, je recommande que le projet de loi C-58 autorise le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada à intenter des poursuites dans tous les cas où les renseignements personnels sont exposés à des risques importants, et non seulement à ceux où une ordonnance a été émise. Encore une fois, ce droit d’intenter des poursuites ne serait pas exercé dans tous les cas en pratique, mais seulement pour ceux où la protection du droit à la vie privée devient nécessaire et pour développer une jurisprudence qui guiderait les deux commissaires, les ministères et les citoyens sur le droit applicable.

Afin d’apporter d’avantage de précision à mes solutions proposées, j’ai tenté de traduire celles-ci dans l’optique d’une rédaction législative. Je crois que vous avez ces documents devant vous présentement.

Monsieur le Président et membres du comité, si vous me le permettez, j’aimerais maintenant prendre quelques minutes de plus pour expliquer pourquoi ce projet de loi perturberait l’équilibre entre l’accès à l’information et la protection de la vie privée.

L’équilibre actuel, confirmé par la Cour suprême du Canada dans nombre de décisions, repose sur plusieurs facteurs, incluant tout d’abord les dispositions de fond de la Loi sur l’accès à l’information et de la Loi sur la protection des renseignements personnels, notamment la définition de « renseignements personnels »; le fait que l’exception relative aux renseignements personnels prévue dans la Loi sur l’accès à l’information est obligatoire et non discrétionnaire; et le libellé de l’exception relative à l’intérêt public, qui autorise la communication uniquement lorsque l’intérêt public « justifie nettement » toute atteinte à la vie privée. Par conséquent, la Cour suprême du Canada a statué que les deux lois, sous leur forme actuelle, ont pour objet conjugué de protéger le droit d’accès à l’information et le droit à la vie privée, et d’établir un juste équilibre entre les deux. La Cour a même ajouté que, dans l’état actuel des choses, la protection de la vie privée l’emporte sur l’accès à l’information.

La deuxième considération est  liée aux rôles respectifs des deux commissaires, c’est-à-dire l’un qui défend l’accès à l’information et l’autre qui joue un « rôle crucial » pour protéger la vie privée, et au rôle des responsables des institutions fédérales. Les deux commissaires sont présentement deux ombudsmans qui peuvent formuler des recommandations, mais non rendre des ordonnances; ce sont les responsables des institutions fédérales qui ont le pouvoir discrétionnaire de prendre des décisions concernant les exceptions en général à l'exception portant sur les renseignements personnels et, particulièrement, de déterminer si l’intérêt public « justifie nettement » une éventuelle atteinte à la vie privée.

Il est important de comprendre que même si le projet de loi C-58 maintient quelques-uns de ces facteurs, il en modifie d’autres. Je pense notamment au rôle de la commissaire à l’information et à celui du commissaire à la protection de la vie privée quant au pouvoir de rendre des ordonnances. Le bouleversement de l’équilibre entre les rôles respectifs des deux commissaires et celui des responsables d’institutions fédérales pourrait bien avoir une incidence sur l’interprétation des dispositions de fond. Ainsi, si la loi donnait au Commissariat à l’information le pouvoir de rendre des ordonnances, son interprétation pourrait l’emporter quant au poids à donner entre l’intérêt public et la protection de la vie privée.

Le problème n’est pas que le Commissariat à l’information est foncièrement injuste ou qu’il manque de connaissance, mais plutôt qu’il défend un aspect particulier de cet équilibre. Quelqu’un doit défendre l’autre. D’autant plus que la commissaire à l’information a affirmé dans un rapport spécial déposé récemment au Parlement qu’il est inutile et inapproprié de prendre en compte le point de vue de celui qui défend l’autre aspect.

En vertu du projet de loi C-58, le commissaire à la protection de la vie privée sera rarement appelé à intervenir, malgré le « rôle crucial » qu’il joue selon la Cour suprême du Canada. Il sera avisé uniquement lorsque des ordonnances formelles seront rendues et pourra dans ces cas seulement exercer des recours judiciaires.

Pourtant, il pourrait y avoir des risques d’atteinte à la vie privée même si le Commissariat à l’information ne rend pas d’ordonnance. Les institutions fédérales seront beaucoup plus susceptibles de respecter l’interprétation du Commissariat à l’information si elles  savent qu’il a le pouvoir de rendre des ordonnances. Comme l’ont reconnu les témoins du gouvernement, les institutions fédérales utiliseront très rarement leurs ressources pour contester les ordonnances rendues par le Commissariat à l’information.

De même, lorsque le Commissariat à l’information formulera une recommandation sous le nouveau régime, ou même au cours de discussions avec les institutions fédérales dans le cadre d’une enquête sur une plainte, les institutions fédérales seront beaucoup plus susceptibles d’adopter le point de vue du Commissariat à l’information, en sachant que celui-ci peut leur ordonner d’adhérer à son interprétation de la loi.

En définitive, le projet de loi C-58 crée un incitatif à donner préséance à l’accès à l’information sur la protection de la vie privée, contrairement à la jurisprudence de la Cour suprême du Canada. Cette situation me préoccupe beaucoup et j’ai proposé quelques solutions bien simples pour rétablir l’équilibre.

Je vous remercie pour votre attention et j’ai hâte de répondre à vos questions.

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