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Comparution devant le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense (SECD) au sujet du projet de loi S-7, Loi modifiant la Loi sur les douanes et la Loi sur le précontrôle (2016)

Le 6 juin 2022

Ottawa (Ontario)

Déclaration de Brent Homan
Sous-commissaire, Secteur de la conformité

(Le texte prononcé fait foi.)


Introduction

Je vous remercie, Monsieur le Président et Mesdames et Messieurs les membres du Comité, de nous avoir invités à discuter de l’important projet de loi dont vous êtes saisis. Je suis Brent Homan, sous‑commissaire, Secteur de la conformité, au Commissariat à la protection de la vie privée du Canada. Je suis accompagné aujourd’hui de Regan Morris, conseiller juridique principal au Commissariat.

Le projet de loi dont vous êtes saisis porte sur un exercice complexe en vue d’établir un équilibre entre les droits individuels et les objectifs en matière de sécurité.

Cette complexité est amplifiée par le contexte unique à la frontière, où la loi prévoit une plus grande marge de manœuvre pour les inspections à la frontière et le contrôle de l’immigration, d’une part, et une attente réduite en conséquence en termes de vie privée pour les voyageurs, d’autre part.

Cette plus grande marge de manœuvre ne signifie pas pour autant que les gens perdent tout droit à la vie privée à la frontière. La loi doit être mise à jour afin de mieux prendre en compte les réalités des technologies modernes et la capacité de celles‑ci à révéler une énorme quantité de renseignements personnels.

Le caractère sensible des inspections d’appareils numériques

La Cour suprême du Canada a statué que la fouille d’un appareil numérique peut constituer une intrusion grave dans la vie privée. Comme il est indiqué dans l’arrêt R. c. Fearon, les appareils numériques ont une immense capacité de stockage et peuvent générer des données concernant la vie intime de l’utilisateur, comme ses intérêts, ses habitudes et son identité, à l’insu de l’utilisateur ou sans son intention, et donner accès à des renseignements qui ne se trouvent pas concrètement « à l’endroit » où la fouille est effectuée.

La Cour d’appel de l’Alberta, dans l’affaire R. c. Canfield, et la Cour supérieure de justice de l’Ontario, dans l’affaire R. c. Pike, ont toutes deux demandé au Parlement d’imposer un seuil pour l’examen des appareils numériques à la frontière, qui respecte la Charte.

Les tribunaux ont laissé au Parlement le soin de déterminer le seuil approprié pour atteindre l’équilibre dont il est question.

Je tiens à présenter quelques considérations en faveur d’un seuil fondé sur l’existence de « motifs raisonnables de soupçonner » qui, à mon avis, serait plus approprié pour atteindre l’équilibre recherché par les tribunaux de l’Alberta et de l’Ontario que ce qui est actuellement proposé dans le projet de loi S‑7.

Le seuil approprié en matière d’examen

Premièrement, à notre connaissance, l’expression « préoccupation générale raisonnable » n’est utilisée dans aucune autre loi, contrairement aux expressions plus courantes « motifs raisonnables de croire » ou « motifs raisonnables de soupçonner » que l’on trouve déjà dans la Loi sur les douanes. On ne sait pas exactement quel est le fondement probatoire de ce nouveau seuil, et sa nouveauté crée un risque élevé d’ambiguïté quant à son interprétation et à sa mise en œuvre.

Il existe aussi un risque que l’expression « préoccupations générales raisonnables » soit interprétée comme n’exigeant pas des préoccupations propres à une personne, et comme permettant plutôt des examens fondés sur des préoccupations « générales », comme le pays d’origine de la personne. Compte tenu du fait que le droit à la vie privée est en jeu, les autorités frontalières devraient exiger un fondement objectif pour procéder à l’examen de l’appareil en question, et ne pas permettre de procéder à des fouilles à grande échelle de certaines catégories de voyageurs. Même si ce n’est pas le but, il n’y a rien dans le texte du projet de loi qui précise que des « préoccupations » propres à chaque personne sont nécessaires pour atteindre ce seuil.

Deuxièmement, on ne sait trop pourquoi la fouille d’un appareil devrait être assujettie à un seuil plus bas que celui exigé pour qu’un agent puisse ouvrir et fouiller du courrier à un poste frontalier, alors que la Loi sur les douanes exige des « motifs raisonnables de soupçonner ». L’inspection d’un article de courrier est sans doute moins approfondie et potentiellement moins intrusive que celle d’un appareil numérique qui peut contenir des textos, des photos, des documents personnels et des courriels datant de plusieurs années.

Troisièmement, l’existence de motifs raisonnables de soupçonner est une norme souple qui n’imposerait pas de contraintes excessives aux autorités frontalières. Dans le récent arrêt dans l’affaire R. c. Stairs, la Cour suprême du Canada a affirmé que « pour établir l’existence de soupçons raisonnables, les policiers ont besoin d’un ensemble de faits objectivement discernables appréciés à la lumière de toutes les circonstances ».

Dans l’affaire R. c. Stairs, la Cour a précisé que la norme était fondée sur une « possibilité » et non sur une probabilité, et que l’appréciation devait « s’appuyer sur des faits, être souple et relever du bon sens et de l’expérience pratique quotidienne » (par. 68). Même si cette décision a été rendue dans un contexte différent, cette affaire donne à penser que le seuil fondé sur l’existence de soupçons raisonnables n’est pas trop rigoureux.

De plus, dans l’affaire R. c. Pike, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a rejeté les arguments de la Couronne selon lesquels l’application d’une norme fondée sur l’existence de « motifs raisonnables de soupçonner » serait trop contraignante. La Cour a ajouté que (par. 77) :

[traduction] « [l]e soupçon raisonnable a été jugé conforme aux exigences constitutionnelles dans d’autres contextes et imposerait une norme qui protège l’intérêt public à la frontière. »

En tenant compte de ces affaires, ainsi que du fait que les tribunaux ont reconnu le caractère sensible et intrusif de la fouille des appareils numériques, je ne suis pas convaincu de la nécessité d’appliquer une norme moins rigoureuse que celle, bien établie, fondée sur l’existence de soupçons raisonnables.

Les éléments manquants dans le projet de loi S‑7

Avant de conclure, permettez‑moi de mentionner brièvement quelques exigences importantes en matière de procédure et de responsabilité qui devraient également être incluses dans le cadre juridique à l’appui d’un seuil établi dans la loi. Il s’agit d’importantes questions soulevées dans le cadre de notre enquête concernant l’ASFC relativement à l’examen d’appareils numériques. Les voici :

  • des exigences précises en matière de tenue de documents relativement à la fouille d’appareils, notamment des obligations de consigner les indicateurs justifiant la fouille;
  • certaines exigences et procédures techniques visant à limiter la portée de la fouille à ce qui est stocké dans le téléphone (p. ex., désactiver la fonction de communication réseau);
  • des règles relatives à la collecte des mots de passe et des limites quant à leur conservation;
  • des mécanismes de plainte et de recours, et une surveillance indépendante.

Il est vrai que ces exigences pourraient être prévues par le Règlement, mais il n’y a rien actuellement dans le projet de loi qui indique que ces éléments précis seraient inclus.

Conclusion

La fouille d’un appareil numérique personnel est, de par sa nature même, envahissante et je crois que d’importantes questions subsistent quant à savoir si le nouveau seuil proposé dans le projet de loi permettrait d’atteindre un juste équilibre. Mes observations d’aujourd’hui ont porté sur le seuil prévu par la Loi sur les douanes, mais je tiens à souligner que ce même seuil permettrait d’effectuer des examens en vertu de la Loi sur le précontrôle pour des motifs ayant une portée beaucoup plus générale. À mon avis, cet aspect du projet de loi mériterait une attention particulière.

Merci. Nous répondrons maintenant volontiers à vos questions.

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